Place de la Joliette, Albert Londres

« Ils vont place de la Joliette.

C’est une grande place à terre-plein. Un haut immeuble frotté d’architecture la flanque à gauche : la compagnie des Docks. En face, un poste de police. Autour, les sièges des syndicats. Des bars.

Les dockers arrivent. Ils ne vont pas au travail, ils viennent chercher de l’embauche. Alors la place prend son véritable visage. Elle devient une foire aux hommes. »

Les Docks - La Joliette

Vers six heures trente du matin vous sentez tout de suite que les trams qui passent ne sont pas faits pour vous. Ce sont les trams bleus.

Ils ne sont pas du même bleu que les trains qui, à Calais, prennent les Anglais pour les conduire sur la côte. Le bleu des trams de Marseille est à l’intérieur des voitures. Il est sur le dos des voyageurs. Ce bleu est celui des habits de toile des ouvriers sans profession, les dockers.

Ils vont place de la Joliette.

C’est une grande place à terre-plein. Un haut immeuble frotté d’architecture la flanque à gauche : la compagnie des Docks. En face, un poste de police. Autour, les sièges des syndicats. Des bars.

Les dockers arrivent. Ils ne vont pas au travail, ils viennent chercher de l’embauche. Alors la place prend son véritable visage. Elle devient une foire aux hommes.

Qu’est-ce qu’un docker ? On vous répondra : « C’est un homme qui charge ou décharge les navires dans les ports. » Eh bien ! celui qui aura fait cette réponse, si exacte qu’elle puisse paraître, ne vous aura rien répondu de bon. Évidemment, un docker est un homme qui coltine des ballots dans les docks. Mais quel est cet homme qui s’est fait docker ? On apprend à être mécanicien, chaudronnier ou maçon. On devient docker. Être mineur, forgeron, ébéniste, c’est avoir un métier. Docker n’en est pas un. On n’est pas ouvrier en étant docker. Si les circonstances l’exigeaient, il me faudrait du temps pour être horloger, couvreur ou vitrier. Le lendemain matin, à sept heures, je serais docker. On rencontre des ouvriers parmi les dockers, ce sont justement des ouvriers sans travail. Un docker est un homme qui travaille durement pour la seule raison qu’il n’a rien à faire.

Mais il faut manger.

D’où viennent-ils ? Ils ont couché à la Belle-de-Mai. C’est le quartier le plus accueillant pour les gens en peine. Mais d’où venaient-ils ? Ce sont des nomades français, arabes, syriens, espagnols, belges, italiens. Que font-ils à Marseille, puisqu’ils n’ont rien à y faire ? Ils y font les dockers !

Vers onze heures trente, la matinée terminée, les dockers repassent place de la Joliette. Ils vont déjeuner. Qu’ont fait ces hommes-là pour sentir aussi mauvais ? On dirait qu’ils ont bu tant d’huile de foie de morue qu’à la fin cette huile ressort par leurs pores. On pourrait assaisonner la salade pour tout un régiment rien qu’en passant leurs vestes bleues. Ils ont coltiné des huiles de poisson.

Ceux-là ne peuvent cacher leur profession, ce sont les charbonniers. On va au charbon quand on ne peut plus, mais plus du tout, faire autre chose. Un charbonnier de quai est moins ouvrier encore qu’un docker. Il est un déchet du port, un débris de la vie. Autrefois, il a été notaire, professeur, quelques-uns auraient dans leur poche des diplômes de baccalauréat ou de licence s’ils avaient encore quelque chose à mettre dans leurs poches.

Il n’y a pas d’Arabes, pas de nègres chez les charbonniers. Ils sont immédiatement après le dernier barreau de l’échelle sociale, c’est-à-dire tout à fait par terre.

Ce sont des Blancs d’Europe : déserteurs espagnols, grecs, enfin de tout ! Des Français. Je n’ai rien su d’eux. Un seul m’a dit quelques mots dans ce souterrain du quai des Anglais où j’allais les voir manger. Un opérateur de cinéma s’acharnait à prendre la scène. Il ne provoquait d’ailleurs l’attention d’aucun des mangeurs. Alors l’homme m’a dit :

— Cela ne signifiera rien s’il ne reproduit pas en même temps sur l’écran notre acte de naissance.

Puis il s’est tu. Il avait des mains fines. Il ne possédait plus rien que l’histoire de sa vie. Je ne pouvais cependant pas lui demander qu’il me l’offrît !

C’est la légion étrangère sociale !

Le soir ils traversent de nouveau la place. Ceux-ci ont brouetté de la chaux. Dur travail ; ils ont toussé souvent depuis ce matin. Ceux-là sont saupoudrés d’une poudre couleur chair, ce sont les porteurs de sacs de blé. Mauvaise, la poussière du blé, surtout dans les cales. Ils ont bu beaucoup. D’autres ont déchargé des tonnes de cacahuètes. Les saletés qu’ils ont dans les cheveux viennent de Pondichéry. Ceux-ci crachent, c’est à cause du salpêtre. Ces autres pleurent, ils ont entassé du soufre. En voilà qui frottent leurs mains sur la bordure du trottoir, pierre ponce municipale ; ils étaient au gambier ! Ces hommes de bronze qui luisent comme des lépreux hindous sortent de la mine de plomb. En voilà qui ont les bras qui « grelottent ». On a envie de leur donner de la quinine, mais ils n’ont pas la malaria, ce ne sont que des hommes de treuil. Et voici les hommes des barils de ciment, ils se secouent. Ces autres surgissent du noir animal. Il en est qui empoisonnent : ils travaillent aux matières périssables. Ces plus vieux qui semblent si fatigués et qui rapportent un léger butin ce sont les chiffonniers de la mer.

Riches de vingt-six francs, tous vont maintenant faire les hommes libres dans le grand Marseille aux bras toujours ouverts.

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Marseille, porte de Sud. Albert Londres – Texte en ligne: Wikisource.

 

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